Mise en contexte
La première partie que je vais vous raconter aujourd’hui commence il y a deux mille ans et finit environ en 2030. En plein dans la course à la survie à laquelle elle doit maintenant faire face, l’immense majorité de l’humanité viendra à disparaître.
Cependant, bien avant sa disparition définitive, l’évolution lui jouera un tour : à force de ne pas vouloir voir les choses en face, homo sapiens sapiens deviendra littéralement aveugle.
La deuxième partie se situe loin dans le future, dans un contexte directement lié à celui de la première partie: il ne reste plus que quelques villages qui parsèment les continents. Tous les autres Hommes ont disparus. Ces nouveaux humains naissent sans globes oculaires depuis toujours (en ce qui les concerne).
Soudain, l’un d’eux se voit doté d’un oeil à la naissance, ce qui perturbera un peu la vision du monde qu’en avaient les villageois sans pour autant en changer.
Dans cette histoire, l’erreur que font tous les personnages est qu’ils cherchent à combler de grands vides intérieurs en allant chercher des remèdes à l’extérieur d’eux-mêmes.
C’est vrai, nous recherchons tous quelque chose, mais nous sommes-nous tous déjà simplement demandés ce que c’était ?
Alors je vous pose ces questions au cas où :
- que cherchons-nous collectivement ?
- que cherchez-vous individuellement ?
I. La quête du Graal
Au début, c’était un monde où le concept de “croissance économique” n’existe pas.
Il était une fois un monde où tout ce qui était utile à la survie humaine existait déjà, et rien de superflu ne serait encore inventé. C’est ainsi que l’Homme se ferait profondément chier. C’est alors qu’il commencerait à inventer.
D’abord, l’Homme inventa des choses utiles, puis d’autres moins.
Très rapidement, il bascula dans des types d’inventions non seulement majoritairement inutiles, mais de plus en plus dangereuses.
Suivirent des inventions majoritairement dangereuses, puis destructrices.
Et, ce fut grâce à l’invention du concept de “croissance économique” que l’Homme avait mis sur pied une machine à financer la fabrication de choses nouvelles, inutiles, dangereuses, et destructrices.
Depuis, l’Homme invente toujours, innove avec des objets de plus en plus convoités, mais avec un cycle de pertinence bien plus restreint.
C’est alors qu’il inventa le concept d’obsolescence programmée sans laquelle l’économie de croissance ne pouvait être déployée de manière durable.
Puis, de fils en aiguilles, il fallu inventer le crédit pour donner l’impression au grand public que les ressources étaient illimités.
Derrière les rideaux, loin des yeux du consommateur, les nations se battaient afin de s’emparer des dernières miettes de matières premières.
Pour le grand public, le progrès et la technologie étaient devenus synonymes d’un monde meilleur. Se fut le plus terrible des chevaux de Troie.
En l’espace de 200 siècles, sa soif ne fut jamais assouvie. Le Graal — l’objet de toutes les convoitises — celui qui lui redonnerait une soif normale, n’a jamais été trouvé — ni inventé !
A ce stade, même s’il s’était présenté devant ses yeux, l’Homme n’était de toute façon plus en mesure de percevoir le Graal tant désiré.
Alors, au fur et à mesure que la population globale diminuait, l’Homme devenait aveugle. La vue, par manque d’usage, était devenue inutile.
Dans cette partie, l’Homme n’a jamais trouvé le Graal. Pourquoi ? Parce qu’il n’a jamais eu l’idée de chercher en Lui.
Ne pouvant plus utiliser la vue pour trouver à l’extérieur de lui-même ce qu’il y cherchait en vain, trouver le Graal à l’intérieur de lui-même était alors redevenu une possibilité pour l’Homme…
II. Au pays de aveugles, le borgne est roi
Souvent, les dictons populaires regorgent de sagesse. Celui-là, à première vue, semble en être un. Malheureusement, d’expérience, je peux vous confirmer qu’au pays des aveugles, le borgne n’a aucun avantage sur les autres, et pourra toujours s’évertuer à leur “faire voir”, mais en vain…
Il était une fois un homme né avec un oeil dans un monde où l’Homme avait perdu la vue depuis fort longtemps. Tout ce qui avait une relation à la vision s’était transformé en mythe lointain ayant perdu toute référence dans le langage. La compréhension qu’en avait le commun des mortels dans de lointains passés, n’était plus. Au bord de l’extinction, ces derniers humains vivent paisiblement retranchés dans les quelques derniers villages humains que connait encore la Terre…
Grâce à sa faculté de voir, le borgne, tout au long de sa vie découvrit tant de choses mystérieuses et inimaginables normalement. Il fut le premier Homme à pouvoir observer le mouvement des feuilles dans les arbres, et les magnifiques couleurs du paysage déclenchaient, au sein de son être le plus profond, bien de nouvelles sensations.
Le vent — que les villageois n’avait jamais vu mais plutôt ressenti, entendu, rendait le paysage vivant et dynamique. Le borgne pouvait voir comment l’ombre des branches, projetée sur l’herbe, reproduisait fidèlement, bien qu’autrement, leurs contours en mouvement. Il comprit enfin que ce son, auquel les Hommes de son village s’étaient habitués, et dont l’origine restait un mystère, était en fait une combinaison de choses pour lesquelles il n’y avait aucun mot.
Le borgne les inventa alors : “arbre”, “feuille”, “herbe”, “couleur”, “vent”. “Ainsi”, se dit-il, “je vais pouvoir expliquer à mes pairs que le son mystérieux que nous entendons de temps à autres n’est en fait que l’interaction des feuilles d’arbres et de l’herbe avec le vent !”.
Il était déterminer à inventer encore plus de mots pour leur décrire ce qu’il voyait car il ne pouvait garder tant de beauté au sein de son seul coeur.
Il le savait, la tâche serait difficile, mais il se sentait motivé par l’ampleur de ce que provoquerait tout ce savoir, à condition qu’il soit connu du plus grand nombre évidemment ! Malgré tout, afin de ne pas alerter les meutes trop prématurément, ou inutilement, il s’était résolu d’en savoir davantage sur le monde avant de partager son savoir.
Fort de toutes ces nouvelles connaissances, sa réflexion personnelle lui fit comprendre assez rapidement qu’il n’avait gratté qu’à la surface de ce que le monde allait lui montrer.
C’est alors qu’un jour lui vint l’idée d’escalader une montagne qui surplombait le village. Une fois arrivé au sommet, et pour la première fois, il vit aussi loin que l’horizon. Il n’avait pas de mots pour exprimer ce qu’il ressentit à ce moment précis.
Interlude : le pouvoir du moment présent avait permis à notre borgne d’émettre l’hypothèse que d’autres peuples devaient exister ailleurs. Même s’il ne les avait jamais vu de son propre oeil, il développa la conviction à ce moment exacte que c’était forcément le cas : l’étendue du monde qui se dessinait devant lui était si vaste, que cela ne pouvait être autrement !
Dans ce village où les aveugles étaient rois, il fallut restreindre les mouvements de ses habitants car toute dénivellation était un véritable danger de mort. La montagne qui surplombait le village fut alors balayée du vocabulaire, et ainsi rendue naturellement interdite.
Au cas où l’existence de la montagne deviendrait pertinente dans le future, il était devenu important d’assurer une descendance ne serait-ce que pour transmettre ce savoir insolite à un petit nombre élitiste. Bien entendu, il était nécessaire de garder secrète l’existence du passage qui menait à la montagne afin de maintenir l’ordre et la sécurité générale dans le village. De toute façon, les villageois avaient délégué leurs déplacements aux spécialistes — les meneurs, se croyant parfaitement incapables de se déplacer par eux-mêmes. Ainsi, de génération en génération, seul un petit cercle restreint de villageois se passait le mot à propos de la montagne et de son chemin.
Le borgne l’avait déduit, mais comme il en comprenait les raisons, il garda cela pour lui.
Parmi ses plus grandes découvertes figuraient aussi, à sa grande surprise, que les croyances communes aux villageois étaient utiles pour eux qui ne voyaient pas, mais vraisemblablement mensongères dès lors que l’on était capable de voir l’environnement.
Contrairement aux croyances communément acceptées, et grâce à sa vision notamment, lorsqu’il comprit que rien n’était immobile, que l’Univers tout entier était sans cesse en mouvement, et que ce dernier était bien plus grand que la somme de l’imagination de tous ceux qui vivaient dans son village, il se sentit soudainement empli du besoin de révéler immédiatement la vérité à ses proches, à ses pairs, au village tout entier ! Il fallait partager toutes ces nouvelles connaissances qui s’offraient à lui. Cela transformerait le monde !
- “Vous rendez-vous compte ?!” leur dit-il après les avoir réunis. “Le ciel n’est pas tel l’intérieur d’une grotte comme nous le concevons. Le monde est beaucoup plus vaste et ouvert que nous le pensons !”
- “Mais, de quoi parle-t-il”, se demandèrent-ils tous presque en même temps. “Il est devenu fou !”. Le borgne n’eut point besoin de parler beaucoup plus longtemps avant que ses semblables le prirent pour, au mieux, un cas perdu à jamais dans la folie de l’imagination, ou bien pire encore, pour un cas social pris d’une inimaginable folie. “Déjà qu’il ést né avec un oeil ! La tolérance à des limites ! ” fut le consensus.
Malgré tout, il s’évertua pendant quelques années à tenter de leur expliquer la différence entre leurs croyances et ce qu’il voyait. Mais il n’arrivait pas à les faire changer de point de vue. La majorité était plus que sceptique.
Il décida alors de révéler l’existence de la montagne et chercha auprès des chefs du village un appui pour faire face à la population, mais en vain : ils ne confirmèrent jamais son existence auprès des villageois. Comme ces derniers ne pouvaient pas voir par eux-mêmes, et qu’ils ne se déplaçaient plus depuis des générations — c’était devenu la responsabilité du groupe d’élite des meneurs qui répondaient seulement aux chefs du village — le borgne finit par être catalogué non plus comme fou, mais comme théoricien du complot !
Dès lors, la réticence générale fut telle, que notre borgne fut obligé de se rendre à l’évidence : 1) il fallait revoir ses ambitions à la baisse. 2) il ne changerait pas le monde de son vivant…
“Je dois commencer par l'initiation d’un petit groupe secret, qui grandira avec le temps et au-delà de ma mort”, finira-t-il par se dire, non sans amertume, bien que pour se rassurer.
Des décennies passèrent et, à son grand désespoir, il comprit qu’ici, il ne pourrait compter que sur les doigts de la main le nombre de personnes avec qui il partagerait son savoir. Certes, il en avait trouvé certains dont l’ouverture d’esprit leur permettait de croire sans voir ce qu’il leur racontait, mais ce n’était plus suffisant.
C’est alors qu’il comprit qu’il devait trouver des gens qui pouvaient voir. Et c’est ainsi qu’il partit loin de ce qu’il avait toujours appeler “maison”. Telle était devenue sa quête du Graal : il partirait à la recherche d’humains dotés de vision !
Après de nombreuses péripéties, et après avoir échappé de nombreuses fois à la mort, notre borgne disparaîtra sans laisser de traces, et sans jamais avoir trouvé un seul humain comme lui.
Malheureux et loin de tous ceux qu’il tenait dans son coeur — car s’ils ne pouvaient pas voir, il les aimait inconditionnellement — être parti du village avait été un véritable sacrifice, mais sa frustration avait eu raison de lui.
Et que fut la dernière pensée du borgne ? “Au pays des aveugles, le borgne n’est pas roi”.
THE END
Cette histoire illustre d’abord l’évidence: il ne suffit pas qu’une minorité de gens voient pour que la perception que l’Homme se fait du monde change. Il faut effectivement atteindre une masse critique “d’adhérents” pour qu’une croyance soit adoptée par toute une société. Mais que faire quand les croyances acceptées par le plus grand nombre sont dangereuses pour sa survie ?
Le borgne n’ayant pas su leur faire voir, et les habitants n’ayant pas voulu voir, le village était sur le point de disparaitre à tout jamais de la face du globe. En effet, si les villageois avaient cru le borgne, il serait surement resté parmi eux. Ainsi, il aurait éventuellement aperçu au loin les premières vagues venir depuis le sommet de la montagne surplombant le village. Les villageois auraient alors pu s’organiser avant la venue des nombreux tsunamis qui allaient s’abattre sur eux.
Si seulement le borgne avait réussi à faire évoluer les croyances des ses pairs…
Aujourd’hui, nos proches sont devenus aveugles car ils ont tous souhaité fermer les yeux sur la réalité de leur monde. Un monde dans lequel ils se complairont dans l’esclavage et la consommation, et ce, jusqu’à la fin de leurs jours, sans jamais réaliser tout ce (et ceux) à côté de quoi ils seront passé toute leur vie; et tout ça parce qu’ils n’étaient point dotés de vision.
A nous — ceux qui voyons — de montrer à ceux que nous aimons, le chemin de l’ascension vers la pleine conscience de leur pouvoir, et de tout faire pour qu’ils voient, afin qu’ils reprennent le pouvoir sur leur impuissance apprise.
Même si c’est pratiquement perdu d’avance, montrons-leur !
Reproduire l’histoire du borgne et de ses compères villageois est le meilleur moyen de provoquer la disparition de notre espèce…